Elle parlait fort et riait de manière exagérée. Ce n’était pas la plus belle ni la plus élégante, mais je ne voyais qu’elle. Son teint hâlé et ses cheveux noirs détonnaient au milieu de la foule des courtisanes blondes et rousses à la peau laiteuse. Son allure modeste était savamment travaillée et seule une bague représentant la gueule ouverte d’un serpent marquait un quelconque signe de richesse.

Elle rayonnait et réussissait presque à cacher sa peur. Car elle avait peur, je le pressentais. Elle s’appelle Luna de Tarante et sa tête était mise à prix.

Je la savais maligne et observatrice, mais pas assez pour me repérer, moi l’assassin royal. J’avais reçu l’instruction de la bouche même de la reine de faire de sa mort un grand spectacle. Elle m’avait remis en main propre le poison très virulent dans lequel j’avais eu l’ordre de faire tremper ma dague.

De nombreuses rumeurs couraient sur son compte, on racontait qu’elle avait pactisé avec les esprits maudits, qu’elle se promenait dans les cimetières la nuit écoutant les secrets des défunts. Elle-même prétendait être la réincarnation de la déesse serpent, née pendant un ouragan, avec un python dans chaque mains.

Ce qui était vrai en revanche c’était sa maitrise des potions et des onguents : ancienne infirmière de guerre, elle avait maintenu en vie bon nombre de soldats donnés pour morts et fait repousser Des membres amputés. Fortes de cette magie, nos armées avaient pu agrandir la zone d’influence du royaume. Au cours d’une bataille décisive, Luna avait sauvé le prince et le roi s’était entiché d’elle et avait fini par en faire son amante. Elle en avait tiré parti et gagné un siège de conseiller d’où elle pouvait distiller ses idées.

Si la naissance du monarque n’avait pas été bénie par les dieux, c’est lui que j’aurais supprimé, ce vieux cochon. Mais il était mon maître et par conséquent guidait ma main.

Luna et son sourire éclatant continuaient de charmer les convives et sa voix cristalline de diffuser ses conceptions subversives de la société, elle se disait elle-même amie des prostituées et des martyrs.

Perdu dans mes pensées, je ne la vis pas se rapprocher du buffet où je me tenais. Elle passa sous mon nez sans me prêter la moindre attention. Habituée aux regards posés sur elle, les cherchant même, elle ne remarquait pas le mien. C’était bien qu’elle m’ignore, cela rendait ma mission plus aisée.

Déambulant de groupe en groupe, Luna semblait être la maitresse de la soirée, tandis que la reine, assise dans un coin, se fondait presque dans le décor. Un voile de colère assombrissait son visage à chaque fois qu’elle se tournait vers Luna. Était-ce par jalousie ou par calcul politique qu’elle voulait éliminer cette rivale ? Je ne le saurai jamais. Mais ce n’était pas mon rôle de le savoir. Mon rôle était de supprimer la trublionne. 

Elle se tenait au milieu d’un cercle de mages des iles du Sud, invités d’honneur de la soirée. Son charme opérait auprès des convives qui ponctuaient chacune de ses remarques par des sourires et des rires discrets. Là encore, au milieu de ce cortège d’hommes mûrs et fatigués, elle se distinguait par sa jeunesse et son enthousiasme quant aux arts ésotériques. M’approchant à pas feutrés je volais des bribes de conversation, l’assassin que je suis ne put s’empêcher d’écouter lorsque l’un d’entre eux évoqua le « sang de loup » une décoction se transformant en poison lorsque le buveur était éclairé par la lune. Afin d’éviter de me faire repérer, je m’éclipsai et me dirigeai au centre de la pièce, là où la foule était plus dense. Lady Paulaa, une grande dame se croyant irrésistible tenta d’attirer mon attention. Je lui prêtais une oreille distraite tout en suivant du regard Luna qui avait gagné le balcon.


Sous un ciel gris de nuages, elle se trouvait seule et désormais vulnérable. Je n’aurais peut-être pas une autre opportunité comme celle-là. Elle observait les navires disparaissant au loin dans la brume. Je devinais son désir de les rejoindre, de quitter cette cage dorée formée par les pierres du palais et la richesse qui gravitait autour. « Je vais t’aider, Luna, en te donnant une mort digne et discrète, malgré les instructions claires de la reine ». Perdu dans mes pensées, je préparais les arguments que j’allais égrainer auprès de la souveraine quand Luna m’invita à boire un verre en regardant la mer. Nous partageâmes le liquide rubis sans dire un mot. Je voulais lui dire que j’étais désolé de l’acte que je m’apprêtais à accomplir. Sa cause était juste et à mes yeux, elle était la personne la plus authentique de l’assemblée, je la soutenais dans ses idées et j’aurais voulu l’encourager à promulguer le décret qu’elle présenterait le lendemain au conseil ordonnant aux notables et aux juges de distribuer les richesses qui s’accumulaient dans leurs coffres.

 Lorsque le vent chassa les nuages, et dévoila la lune dont les rayons éclairaient le sol dallé du balcon, Luna avait disparu. Sa voix, portée par une légère brise, me dit : « j’espère que vous appréciez ce verre, c’est votre dernier. » Alors que mes muscles refusaient de m’obéir, j’entendais « du sang de loup, ces sorciers de pacotilles n’y croient pas mais comme vous pouvez le constater, il est très efficace. Vous pouvez reposer en paix, monsieur l’assassin, le roi fera passer le décret demain, je vous en fais le serment. ».