travis le solitaire

Atmosphère de Bételgeuse Prime

– Non mec, c’est le mauvais plan. T’as pas envie de te frotter à Travis. 

– Arrête tes histoires, « le solitaire » est seul sur son glaçon, ça va être du vite fait bien fait. 

– Il a d’autres surnoms plus inquiétants que le solitaire.

– Ça ne m’impressionne pas, j’y vais. 

– Dans ce cas, je te fais mes adieux camarade…

L’homme-lézard éteignit sa radio de colère. Le vieux pirate le sous-estimait. Il atterrirait et redécollerait quelques heures plus tard, riche de plusieurs millions. Après avoir commencé son approche de la planète, où les vingt-quatre hangars entourant un cratère semblables à des dominos noirs alignés sur le sol blanc la station, seules constructions sur l’immensité glacée, étaient en vue à huit-mille mètres d’altitude. 

Son résident permanent depuis dix-sept ans, Travis, était affublé de plusieurs surnoms le Solitaire, le Doc, le Perfectionniste et celui qu’il s’était donné : le Taxidermiste. Il aimait la zone de transit BV trente-huit, érigée sur Bételgeuse Prime, la géante gazeuse, septième planète de son système. C’était un check-point assez sinistre perdu aux confins de la galaxie d’Orion. Mais ce ne fut pas toujours le cas : il y a un demi-millénaire, la station était à la pointe de la technologie.

L’univers habité étant plus large de milliers de parsecs, ces bâtiments n’étaient désormais fréquentés que par des cargos et, à moins d’une quelconque avarie, les rares créatures n’y passaient qu’une dizaine d’heures. Ce qui ravissait Travis le solitaire. Il ne faisait aucune différence à priori entre les divers peuples du monde civilisé ; humains, centaures, insectes ou reptiliens. Désirant retrouver sa solitude au plus vite, il se montrait expéditif avec tous. 

Avec leurs cloisons blanches et immaculées, ces bâtiments manquaient de vie. Travis et la centaine de robots à ses ordres les entretenaient avec ferveur et aucune marque d’usure ou de salissure n’apparaissaient sur les quatre-vingt-seize murs. 

Ayant grandi dans une colonie éloignée des principaux circuits commerciaux, où les faux prophètes prospéraient sur un terreau de misère, Travis avait embarqué, plus par nécessité que par choix, à bord d’un vaisseau pirate. Mais il avait délaissé le bruit et la fureur des raids. Grâce à ses qualités de mécanicien (selon lui, Travis soignait les vaisseaux comme personne et il se voyait davantage comme docteur que comme mécanicien), il devint le gardien de la zone de transit. 

Au milieu des centaines de robots qu’il faisait tourner quotidiennement dans un ballet à la chorégraphie millimétrée, Travis était le seul maitre à bord et trouvait toujours à s’occuper. Bien que délaissé des colons et des voyageurs cette station continuait d’être fréquentée par de nombreuses compagnies commerciales et elle restait une halte connue des routiers de l’espace : tous les jours une dizaine de cargos s’y arrêtaient. 

Chaque matin, pendant que les lumières renvoyées par les lunes de Bételgeuse Prime perdaient de leurs éclats et se fondaient dans le ciel, Travis se levait de son matelas posé à même le sol dans une chambre dépouillé de tout meuble. Il fixait pendant dix minutes chrono l’immensité glacée entourant la station. Après une douche froide et un coup de rasoir électrique, il revêtait sa combinaison, se servait un café et mangeait des œufs réhydratés qu’il accompagnait d’une sauce différente chaque jour. Puis il traversait le couloir le menant à la salle de contrôle où le toréador de Bizet retentissait lorsque les capteurs détectaient sa présence. 

Ce couloir était le seul lieu où il s’était permis une touche personnelle et ses appartements étaient l’unique zone de toute la station hors du passage des robots-nettoyeurs. Pourtant n’allez pas croire que cette partie de la station, situé en amont du cratère était plus sale ou plus négligée que le reste des bâtiments, au contraire, quotidiennement, Travis frottait les sols et les murs. La même odeur de détergent flottait et seul un nez très fin pouvait sentir la petite touche de savon noir qu’il utilisait pour astiquer avec concentration ses trophées, qui restaient toujours impeccables. 

Machinalement, il humait les effluves de désodorisant laissés par les robots ménagers avant de pénétrer dans la salle de contrôle. Face à l’écran mural, il consultait le planning de la journée et le bilan du travail que les appareils électrodomestiques avaient effectué durant la nuit.

Mais ce matin, la ronde habituelle des cargos transportant des babioles inutiles mais égaillant le quotidien des occupants des derniers systèmes planétaires colonisés, fut interrompu par un signal de détresse. Travis avait un mauvais pressentiment. 

La température extérieure descendait à moins quarante degrés, ce qui était bas pour saison. Engoncé dans une parka noire, une cagoule sur le visage et une paire de protections oculaires, Travis dans cet accoutrement ressemblait à un homme-mouche. Monté sur une voiturette, il roulait à une vitesse constante de trente-trois kilomètres/heure, le maximum que son véhicule pouvait atteindre. Il arpentait les rues recouvertes d’un revêtement chauffant et antidérapant. 

Malgré le jour naissant, les deux satellites naturels continuaient d’incruster leurs croissants dans le ciel grisâtre. Le soleil était encore en bas et l’unique source lumineuse de l’aérogare intergalactique provenait du logo de la compagnie pétrolière Exxon qui éclairait de rouge les environs. Ce signal, grésillant bruyamment et clignotant de manière irrégulière, apportait une touche d’imperfection au cœur de ce complexe immaculé grandement appréciée par Travis. 

Le vaisseau arriva dans un cortège de bips stridents et de bruits de réacteurs diffusant dans son sillage une forte senteur d’essence. Il se posa dans le hangar dont le toit s’ouvrait. 


Travis y pénétra et attendit que la trappe se referme pour sortir de son véhicule. Le grincement était trop fort à son goût : dans quelques heures il montera lui-même évaluer l’ensemble des travaux à effectuer. Il aurait pu laisser les drones filmer le toit, mais il tenait à le faire lui-même pour entretenir son corps et éloigner le plus possible les affres du temps.   

Son passager attendit la fermeture du toit pour sortir de son vaisseau. Le pilote était un homme-lézard aux écailles rouges et aux yeux jaunes. Il se dirigea d’une démarche exagérément chaloupée vers le sas de décontamination et procéda à la batterie d’examens prévue pour les nouveaux arrivants pendant que des robots retiraient le givre des ailes de son véhicule.

Pendant qu’il était dans le sas, entre l’échographie stomacale et l’analyse de ses écailles, il se perdait dans des explications farfelues quant aux causes de sa panne et de la trajectoire de son vaisseau. Son phrasé, vulgaire et rapide, trahissait sa condition de pirate.

La sensation désagréable qu’éprouvait Travis s’amplifiait. Il restait muet, laissant l’autre se perdre dans un labyrinthe de mensonges. L’homme-lézard ne prit pas la peine d’attendre les résultats de ses examens pour s’extraire du sas. Un revolver brandi en direction de Travis, il lança « conduis-moi à ton trésor et tu vivras ». Travis acquiesça sans mots ni expression et se contenta d’ouvrir la porte de sa voiturette et d’inviter son hôte à monter. Le véhicule sortit du hangar et roula un bon quart d’heure. Laissant la station derrière lui, il finit par s’arrêter au milieu d’une casse où une cinquantaine de vaisseaux couverts d’une épaisse glace les entourait.

Sous l’œil suspicieux de l’homme-lézard, Travis expliqua que le trésor se trouvait à l’arrière d’un des vaisseaux-corvettes échoués. Il sortit du véhicule et d’un pas lent se rapprocha de l’épave pendant que l’homme-lézard, resté dans la voiturette, commençait à s’engourdir. Le pistolet qu’il portait avec dextérité cinq minutes auparavant semblait désormais peser bien lourd et il n’eut même pas la force de protester quand Travis revint un couteau électrique à la main et ouvrit sa portière. Une vague de froid pénétra l’habitacle recouvrant les commandes de givre. Travis se tourna alors vers l’homme-lézard devenu amorphe.

– Le problème que vous rencontrez, vous les créatures à sang froid, c’est que vous piquez du nez dès que la température baisse. Et ton problème c’est que t’es trop orgueilleux pour écouter les conseils des anciens qui t’ont dit de te méfier de Travis le solitaire.

Le couteau électrique commença à vrombir et l’homme-lézard n’esquissait pas le moindre mouvement hormis un coup d’œil inquiet vers l’ustensile qui se rapprochait de son cou en vibrant. Incapable de réagir lorsque Travis lui releva le menton, il n’eut d’autre choix que d’écouter son bourreau. 

– Je vais te confier un secret : j’ai reprogrammé les robots-nettoyeurs pour qu’ils n’aillent pas dans mes appartements, car ces mouchards dotés de caméras pourraient donner l’alerte. De toute la station, c’est le seul endroit où je me suis autorisé une touche personnelle : les têtes de chaque pirate venu chercher mon trésor sont accrochées sur un mur, comme des trophées de chasse… Ce soir ce couloir sera encore plus beau.